Synthèse :
La mise en terre de l’ermite Charbel
Noël 1898 : un vent glacial souffle sur les chênes-lièges gercés, dont les branches ploient sous la neige. Les dernières étoiles se sont éteintes. Une seule, posée sur quatre planches, se fraye un chemin à travers les arbres de l’ermitage des Saints-Pierre-et-Paul, jusqu’au couvent d’Annaya, en contrebas. Des porteurs emmitouflés, crucifix et chapelet à la main, psalmodient l’office funèbre syriaque – étrange cortège qui pénètre enfin sous les voûtes de la chapelle du monastère pour déposer le corps de l’ermite Charbel, revêtu de son habit religieux, sur une simple table. On découvre son visage. Nous sommes le 24 décembre 1898. Le premier office des morts s’achève, les moines se retirent un à un, et le couvent retombe dans le silence.
Le lendemain, la nouvelle se répand comme une traînée de poudre. La foule muette est là. Au milieu d’elle, Saba Tannousse Moussa, un jeune homme simple, estropié de naissance – une véritable charge pour sa famille – est venu à l’ermitage pour demander en dernier recours de l’aide à l’ermite. Apprenant son décès, sa maman qui l’accompagne décide, le cœur lourd, de rebrousser chemin. Mais Saba s’obstine. Il se traîne par terre pour se frayer un passage et réussit à toucher le corps du défunt, puis sa propre poitrine et ses membres paralysés. Saba Tannousse Moussa se lève, immédiatement guéri ! La foule stupéfaite entonne spontanément un chant d’action de grâces.
On prépare le caveau, un simple édifice en pierre recouvert de terre battue qui jouxte l’église à flanc de coteaux, où les infiltrations d’eau y sont fréquentes et abondantes. Selon la tradition, le corps, sans cercueil, enveloppé dans sa soutane, visage découvert, est placé sur deux planches posées sur des pierres pour l’isoler du sol boueux. On cimente alors la dalle qui referme l’ouverture. « Nul œil n’a vu, nulle oreille n’a entendu, nulle bouche n’a rapporté ce que Dieu a préparé à ceux qui l’aiment », a dit saint Paul.
Un étrange halo lumineux
Quelques jours après la mise en terre, des paysans d’Annaya s’inquiètent. Ils voient de loin, tous les soirs, une lumière extraordinaire flotter au-dessus du tombeau de leur ermite. Ils s’en ouvrent au père supérieur, qui temporise et leur recommande : « La prochaine fois que vous voyez cette lumière, tirez un coup de fusil en l’air pour m’avertir. Je me déplacerai pour l’observer. » Et chacun retourne à ses affaires…
En avril 1899, quatre mois après l’enterrement, un soir, vers minuit, quatre cavaliers, sous la conduite d’un préfet de région musulman, toquent à la porte du monastère. Ils sont à la recherche d’un dangereux criminel qui doit être dans les parages, car on leur a fait savoir qu’un étrange halo lumineux a été repéré près du couvent. Il a disparu à leur arrivée. Soudain, un coup de feu éclate : policiers et moines se précipitent dehors et voient une forte lumière qui éclaire le tombeau. « Ouvrez-le immédiatement », demande le préfet. Devant le refus du supérieur, il attendra l’autorisation écrite du patriarche maronite pour procéder au descellement de la dalle, en sa présence, le 15 avril 1899. Sous la foi du serment, chacun doit alors témoigner de ce qu’il voit : « Un corps intact (malgré l’eau et la boue qui le recouvraient en partie), un visage serein, des membres souples et flexibles, du sang rouge clair coulait de son côté. » On décide alors de le changer de linge, de le déposer dans un cercueil parfaitement clos, et de le transporter dans un lieu tenu secret, un dépôt en haut du mur de l’église, accessible par un escalier intérieur, et ceci afin de le soustraire à la dévotion parfois intempestive des fidèles.
Le mystère de ce corps, à la fois mort et vivant
Un mois après, on constate que l’exsudation est telle qu’elle a atteint le bas des escaliers et coule jusque dans l’église. La communauté est alors contrainte de faire sécher le cercueil à l’air libre, avant de le déposer en 1901 dans un petit parloir, à l’entrée du monastère, debout dans un placard vitré pour satisfaire à la demande des fidèles. Enfin, en 1909, c’est dans une châsse offerte par le docteur Choukrallah que le corps « à la fois mort et vivant »repose, pendant dix-sept ans, en public, sans que le liquide mystérieux arrête pour autant de s’épancher ! Dix-sept ans pendant lesquels témoignages certifiés et miracles enregistrés ne cessent d’arriver au monastère. Le patriarcat maronite libanais s’adresse alors à Rome, demandant à sa sainteté le pape Pie XI l’autorisation d’ouverture d’un procès de béatification pour trois membres de l’Ordre maronite : Nimatallah Kassab Al-Hardini, maître spirituel du père Charbel, la religieuse Rafka et le père Charbel lui-même.
Le 24 juillet 1927, l’enquête canonique est officiellement ouverte, après une nouvelle exhumation et une expertise médicale établie par le professeur Jouffroy, de la faculté française de médecine à Beyrouth. Le rapport est scellé dans un tube métallique déposé aux pieds du père. Il indique que l’épanchement a continué, d’un corps toujours intact et souple, et préconise de placer ce dernier dans un nouveau cercueil en bois de cèdre, doublé d’un cercueil en zinc que l’on emmure dans la chapelle du monastère, derrière des pierres non poreuses, jointoyées au ciment. Pie XI déclare alors le père Charbel vénérable serviteur de Dieu, en vue de sa béatification.
Le 25 février 1950, vingt-trois ans plus tard, bien que le maître maçon se soit porté garant de l’étanchéité de la cloison, le suintement rosâtre est une nouvelle fois constaté au pied du mur. Cette fois-ci, la « grande exhumation » est ordonnée par le pape Pie XII en présence du supérieur général de l’Ordre maronite libanais, d’autorités ecclésiastiques, du directeur du Service de Santé du gouvernement libanais, du docteur Théophile Maroun, professeur d’anatomie pathologique à la faculté française de médecine à Beyrouth, et de diverses autorités civiles et militaires.
À l’ouverture du cercueil, on constate que le corps du moine baigne, sur une hauteur de huit centimètres, dans un liquide rosâtre (composé de sang et de sueur) qui sera attesté « de nature physiologique ». Les vêtements et l’aube sont imbibés de ce liquide solidifié et coagulé par endroits. Le visage et les mains du vénérable, qui avaient été couverts d’un voile en 1927, sont intacts et, à la manière du Linceul de Turin, ont laissé leur empreinte sur les linges. Le corps a conservé toute sa souplesse et on peut plier ses bras et ses jambes. Les témoins scientifiques parleront eux aussi de l’aspect d’un « corps mort-vivant » !
Les nombreux miracles de saint Charbel
Le 4 août 1950, pour la première fois, et sur autorisation du pape Pie XII, on expose le corps du « vénérable » dans un cercueil de verre, au cours d’une cérémonie religieuse officielle qui attire des foules énormes, chrétiennes et musulmanes, non seulement du Liban, mais de tout le Proche et le Moyen-Orient. Présidée par le patriarche maronite, elle rassemble les représentants des partis politiques, les autorités civiles et militaires et les différents patriarches des Églises orientales.
Au milieu de la foule recueillie et fervente se tient, entre son père et sa mère, un jeune enfant de quatre ans qui contemple le vénérable moine endormi derrière la vitre de son cercueil. Une image qu’il n’oubliera jamais et qui l’accompagnera toute sa vie, lui qui est, aujourd’hui encore, l’archiviste des miracles de ce saint dans le monde. Le père Luis Matar – personne la mieux informée et documentée sur les miracles accomplis par saint Charbel – ne craint pas d’affirmer : « Tout ce qu’on lit dans les biographies des saints est de loin inférieur à ce que, de mes propres yeux, j’ai vu accomplir à partir de là, par le père Charbel, depuis que moi-même j’ai prononcé mes vœux au sein de l’Ordre maronite. »
Il est vrai qu’à partir de la « grande exhumation » de 1950, on peut effectivement dire que les miracles se multiplient, éclatants pour certains, notamment à Annaya, à tel point que les autorités religieuses mettent en œuvre des registres pour tenir un compte officiel des prodiges tant corporels que spirituels qui leur sont rapportés, et du même coup réactivent le déroulement de l’enquête sur le procès initié en 1927. Après son exposition publique d’août 1950, le corps a été une nouvelle fois placé dans un tombeau et emmuré. Les experts ont pris soin de relever qu’à sa mort, le père Charbel pesait à peine 45 kg, et que c’est 84 kg d’exsudats et de transpiration qui ont été recueillis depuis 1898 ! Deux guérisons vont être retenues par Rome, expertisées et authentifiées par des autorités médicales incontestées :
- La guérison instantanée, complète et définitive, devant le tombeau du père Charbel, de sœur Marie-Abel Kamari (congrégation du Saint-Cœur), atteinte depuis quatorze ans d’une ulcération chronique généralisée de la peau ;
- La guérison complète et définitive, après une visite à Annaya et une demande devant le tombeau du vénérable, d’Iskandar Obeid, aveugle de l’œil gauche depuis 1935 par déchirement de la rétine.
Il faudra attendre quinze ans pour que, le 5 décembre 1965, le pape Paul VI prononce la béatification en la basilique Saint-Pierre de Rome – en présence de nombreux pères présents au concile Vatican II, que le Saint-Père allait clore trois jours plus tard, le 8 décembre 1965, jour de l’Immaculée Conception – de celui dont la vénération de la Vierge a illuminé toute la vie. Le bienheureux Charbel sera canonisé le 9 octobre 1977 en la basilique Saint-Pierre de Rome par Paul VI, après douze ans d’un nouveau procès qui retiendra, parmi les nombreux miracles attestés, la guérison instantanée, complète et définitive, en décembre 1966, de Maroun Assaf Awad, devant le tombeau du bienheureux, d’un cancer incurable de la gorge.
La grande dévotion que suscite le saint du Liban
Comment peut-on expliquer, aujourd’hui, la ferveur qui entoure encore ce grand saint, si ce n’est la relation d’amour, et de foi, qui a intimement lié ce moine-prêtre à la Vierge et au Christ, dans un rejet de toutes les vanités terrestres ? Un choix de vie si exigeant l’a mis au centre de la vie de millions de croyants dans le monde, sur les cinq continents et dans plus de cent trente-trois pays, qui demandent son intercession chaque jour. Ce sont des chrétiens, musulmans, juifs, bouddhistes, druzes, alaouites et même athées. Dans toutes les langues, le monastère reçoit des milliers de lettres qui témoignent de détresse, demandent des reliques ou attestent de guérisons et de grâces reçues.
La plupart des miracles ont un point commun : celui d’avoir vu en rêve ou d’avoir rencontré cet étrange moine-prêtre identifiable entre tous. Certains ne le connaissaient même pas, mais il est si singulier que le décrire est à la portée des enfants. Or, depuis sa mort et jusqu’en 1950, date de la « grande exhumation », le saint homme ne vivait plus que dans le souvenir de ceux qui l’avaient connu durant sa vie. On avait négligé de prendre une photo ou de faire un portrait de celui qu’une infranchissable clôture de silence, de recueillement et d’adoration séparait de notre monde. Et voici que le 8 mai 1950, fête de la Saint-Jean dans le calendrier maronite, un car d’une quarantaine de moines arrive à Annaya vers midi. Après le pèlerinage habituel au monastère, les visiteurs gagnent l’ermitage sous la conduite du père Pierre Chalhoub, qui était en possession d’une caméra Leica, et du frère Elias Nouhra, en possession d’un appareil Kodak. Ils prennent quelques photos des visiteurs devant l’entrée de l’ermitage.
Au développement des clichés, une surprise les attend : personne ne reconnaît une silhouette étrangère au milieu du groupe. On s’enquiert auprès de l’abbé général des maronites du nom de celui qui, à l’insu de tous, figure toujours bizarrement sur les photographies. Les pères les plus âgés, qui avaient connu le père Charbel Makhlouf de son vivant, et au nombre desquels se trouvent des parents du père Charbel, le reconnaissent immédiatement. À partir de là, et depuis lors, tout l’Ordre des moines maronites est aujourd’hui certain qu’il s’agit du vrai portrait du défunt serviteur de Dieu. Un cliché est d’ailleurs conservé au monastère d’Annaya et, selon le père Luis Matar, il sert de modèle à toutes les reproductions. C’est aussi cette silhouette que les miraculés dépeignent, le capulet rabattu sur les yeux toujours baissés, et une longue barbe blanche !
L’Orient, qui a été le berceau du monachisme, a également été celui de l’érémitisme tourné vers la mystique et la contemplation. Charbel Makhlouf, canonisé selon les règles en vigueur dans l’Église catholique, est un symbole de l’union entre l’Orient et l’Occident. C’est à la diaspora libanaise que nous devons le privilège de pouvoir connaître, aimer et prier celui à qui Dieu a manifesté le pouvoir de l’intercession, par de nombreux miracles et faveurs.
Jean Claude et Geneviève Antakli, écrivains et biologistes.