Synthèse :
En 1864, le bourg alsacien d’Illfurth (Haut-Rhin), non loin de Mulhouse, compte environ 1200 habitants. La famille Bürner y réside depuis de longues années et ses membres, appréciés de tous, sont bien intégrés à la communauté villageoise. Le père exerce le métier de marchand ambulant dans toute la région. Sa femme, Marie-Anne, s’occupe de leurs cinq enfants, dont Thiébaut, l’aîné et son frère Joseph, âgés respectivement de 9 et 7 ans, scolarisés à l’école primaire du village, tous deux considérés comme des élèves agréables et calmes aux capacités intellectuelles moyennes.
Tout commence à l’automne 1864. Jusqu’ici en parfaite santé, Joseph et Thiébaut tombent soudainement malades ; aucun médecin, y compris le Docteur Lévy d’Altkirch qui jouit d’une excellente réputation, ne parvient à comprendre ce qui se passe. On fait prendre aux enfants du vin de quinquina, on leur fait respirer du chloroforme durant leurs convulsions… en vain. Aucun médicament n’a le moindre effet et l’état général des garçons se dégrade sérieusement. Les symptômes successifs échappent à toute grille d’interprétation médicale : insomnies, fièvres, douleurs corporelles, pertes d’appétit, cauchemars…
Le 25 septembre 1865, le trouble envahit Illfurth : les enfants, couchés sur le dos, se mettent à tourner sur eux-mêmes à une vitesse folle, sans qu’aucune force physique ne les entraîne dans une telle rotation, les faisant ressembler, selon l’expression des témoins, à des « toupies ». Ils se mettent ensuite à frapper pendant de longues minutes le montant de leurs lits et les meubles de leur chambre avec une force dépassant leurs possibilités naturelles. Soudainement pris de convulsions et de spasmes, ils restent allongés par terre des heures durant. Ils semblent morts et leur corps devient rigide. Les deux enfants se plaignent de piqûres mystérieuses sur tout le corps. Quand ils retirent leurs vêtements, on voit apparaître sur le sol de la pièce où ils se trouvent quantité de plumes et de varech.
Dans les semaines suivantes, Thiébaut et Joseph sont pris de fringales inexplicables. Leur ventre se met à gonfler et les traits de leur visage changent affreusement. Un autre phénomène laisse les habitants complètement muets : assis sur une chaise en bois, il arrive plusieurs fois que les l’un ou l’autre enfant soit soulevé de terre, jusqu’à une hauteur de plusieurs dizaines de centimètres.
Les deux frères doivent bientôt s’aliter tant ils sont épuisés. Élevés dans la foi catholique, ils ressentent désormais une aversion totale pour tout ce qui concerne la religion. Leur langage est devenu ordurier, non pour tout, mais uniquement pour les choses de la foi : Jésus est le « pitre de la croix », les prêtres, des « jupes noires », l’église, une « porcherie pour y bouffer », etc. Le curé d’Illfurth, l’abbé Charles Brey, devient un « salaud » ignoble dans la bouche de deux enfants d’une dizaine d’années. La simple évocation de Jésus, Marie ou Joseph les fait sortir d’eux-mêmes. Quand on approche d’eux un objet béni, un crucifix, une médaille ou un chapelet, ils se mettent en colère et leur regard prend un aspect terrifiant. Ils se plaignent de voir des « fantômes » (qu’ils estiment au nombre de sept) qui les remplissent de terreur. Thiébaut explique qu’il a été visité une trentaine de fois par un monstre planant au-dessus de son lit et menaçant de l’étrangler. Selon sa description, cette apparition est recouverte de plumes, sa tête est celle d’un canard et il a des griffes de chat et des sabots de cheval.
Ces états extraordinaires alternent avec des phases de répit qui, au fil du temps, deviennent de plus en plus courtes. Lorsqu’ils reviennent à eux, les enfants ne se souviennent d’absolument rien.
A Illfurth, c’est le désarroi. La fureur incontrôlable qui s’empare des enfants à la moindre allusion religieuse, ou lorsqu’on approche d’eux une hostie consacrée (y compris en la dissimulant dans un sac) déroute tout le monde, l’abbé Charles Brey en premier. Les deux frères prédisent maintenant des événements avec succès. Un autre phénomène va décider les autorités à faire appel à l’évêque de Strasbourg : les deux frères comprennent désormais des langues étrangères inconnues d’eux : latin, anglais, allemand…
Après l’échec des médecins, on confie les frères à deux religieuses de Niederbronn, Severa et Methula. Dès leur première rencontre, les deux sœurs sont terrifiées : Thiébaut et Joseph leur détaillent des événements connus d’elles seules. Une autre fois, les deux moniales s’entretiennent avec les enfants au sujet des maux qui les accablent. L’une d’elles soutient que leurs convulsions sont d’origine nerveuse. Thiébaut se met à rire et déclare : « La brailleuse d’Altkirch ne le croit pas. » Aussitôt, un crucifix de cuivre, que l’on avait passé au cou de Joseph, se tord et prend la forme d’un X jusqu’à ce qu’on lui enlève.
L’abbé Brey adresse un rapport circonstancié à Mgr Raess, évêque de Strasbourg qui, jusqu’à lors, n’a reçu que des informations parcellaires. Le prélat nomme trois prêtres pour enquêter sur place. Un premier constat est établi, montrant l’origine inexplicable des phénomènes. Mais que faire dans l’immédiat ? Les enfants sont en souffrance mais doit-on les hospitaliser dans un service spécialisé (à l’époque certains médecins ont évoqué superficiellement des troubles mentaux) ? Puisque aucun remède n’est parvenu à les soigner, ne faut-il pas les exorciser ? Ensemble ou séparément ?
Telles sont les questions que beaucoup se posent lorsque le sous-préfet de Mulhouse, M. Dubois de Jansigny, à la demande du préfet du Haut-Rhin, lorsqu’il demande un rapport officiel sur les événements d’Illfurth au brigadier de gendarmerie Werner et au Docteur Krafft, médecin légiste. Celui-ci, délégué sur place, n’en croit pas ses yeux. Ne parvenant aucunement à fournir la moindre explication aux faits, il déclare à la hâte : « Je ne vois ni sorcière ni diable ; c’est tout simplement la danse de Saint-Guy. » Puis, prétextant un train à prendre, il quitte Illfurth avec empressement
Au mois de février 1868, Thiébaut est soudain frappé de surdité. Bizarrement, lorsqu’il est en crise, cette infirmité disparaît et Thiébaut entend à nouveau très bien. L’abbé Brey songe d’abord à un simulacre. Il tire près de lui cinq coups de pistolet mais le pauvre garçon ne s’aperçoit de rien.
En mai 1868, nouvelle stratégie : on appelle les moines bénédictins de l’abbaye suisse d’Einsiedeln à la rescousse. Une prière de délivrance est dite sur les deux garçons. Mais rien ne change.
Le dimanche 3 octobre 1869, Thiébaut est emmené de force, avec le concours de trois hommes forts, à la chapelle de l’orphelinat de Saint-Charles de Schiltigheim, en banlieue de Strasbourg. Une puissance occulte l’empêche de marcher ; il enrage, bien qu’il ait les yeux bandés et qu’il ne sache donc pas où on le conduit. Il aboie, profère des menaces, lance des jurons, écume de rage… L’abbé Souquat, prêtre diocésain chargé de l’exorcisme par Mgr Raess, et plusieurs religieuses, l’accompagnent.
Les trois premiers jours, l’enfant reste curieusement calme et fait preuve d’un mutisme complet. Au quatrième jour, les choses changent. Lorsqu’on lui demande de dire le nom du démon, Thiébaut indique qu’il est le « prince des Ténèbres, prince de l’enfer, commandant d’une légion de diables dans les airs ». L’exorcisme commence. Lorsque le père Souquat, prononce les mots : « Sainte Marie, priez pour nous, saints anges et archanges, priez pour nous, des embûches du démon, délivrez-nous Seigneur », le garçon change d’expression. Son regard est rempli de haine ; il vocifère et tente de mordre férocement la main de l’exorciste malgré les trois hommes qui le retiennent. Après une nouvelle évocation de la Vierge, il hurle : « Sors de la porcherie, salaud ! » Puis le prêtre le questionne le pauvre Thiébaut en allemand ; celui-ci lui répond du tac au tac bien que l’enfant n’ait jamais apprise cette langue. Au bout de trois heures, le rituel s’achève. Thiébaut n’est pas libéré. On décide de l’exorciser à nouveau dès le lendemain.
Le lundi 4 octobre, Thiébaut est amené au même endroit. Cette fois, il est ligoté dans une camisole de force. A peine s’est-il assis sur le fauteuil qui lui est destiné que celui-ci s’élève au-dessus du sol malgré les efforts des trois gaillards présents.
Le dialogue, ponctué de prières, se poursuit entre l’exorciste et l’énergumène. Les témoins sont glacés d’effroi en entendant la voix de Thiébaut : ce n’est plus une voix enfantine, humaine, mais « mystérieuse, glauque, gutturale, haineuse » diront les témoins.
Adjuré de partir, le démon hurle : « Je ne veux pas, tu n’as aucun pouvoir sur moi, mon heure n’est pas encore venue. Je reste ici. En enfer il ne fait pas bon. » L’exorciste s’approche alors de Thiébaut, tenant dans sa main une petite statue de la Vierge qu’il place au-dessus du visage du garçon et s’écrie : « Esprit impur, fuis le visage de l’Immaculée ! » « Et bien, je m’en vais ! ». Un craquement sourd se fait entendre. Thiébaut ouvre les yeux, regarde autour de lui. Ses traits sont redevenus les siens, calme et serein. Il est très surpris de voir autant de monde. Il n’a aucun souvenir de ce qui vient de se passer. Son audition est à présent parfaite. Il est délivré.
Mais qu’elle n’est pas sa surprise lorsque on le ramène au domicile parental : il ne reconnaît pas son propre frère Joseph encore possédé ; Il lui offre des médailles religieuses qu’on a glissé dans la poche de son vêtement. Celui-ci les jette violemment à terre avec un air de dégoût.
Le 27 octobre 1869, c’est au tour de Joseph d’être exorcisé dans la chapelle du cimetière de Burnkirch, près d’Illfurth. Ses bras et ses jambes sont liés avec une grosse corde. Malgré cela, il parvient à se détacher et on est contraint de le ligoter encore plus durement. Il pousse des « cris inarticulés », « jappant comme un petit chien », « grognant comme un pourceau », lançant ici et là des insultes aux personnes présentes dont le bourgmestre, le maire de Sélestat et le directeur de la Régie de Sélestat…
C’est le père Brey qui est chargé de l’exorcisme. Celui-ci commence par célébrer une messe. Joseph s’agite. Il semble totalement absent. Ses traits sont inexpressifs. Quand le prêtre dit : « Je t’adjure, au nom de l’Immaculée Vierge Marie, de quitter cet enfant ! », Joseph hurle : « Pourquoi faut-il que celui-ci vienne maintenant avec sa grande dame ? Me voilà obligé de partir. » C’est une ruse. Il faut encore de longs moments pour que les choses redeviennent normales. A un moment, Joseph indique au prêtre qu’il va certes partir, non pas en enfer, mais dans un « troupeau de porcs » ou un « troupeau d’oies » ou bien un « troupeau de moutons ».
Soudain, Joseph gonfle anormalement ses joues, se tourne à droite puis à gauche très brusquement comme si son corps était secoué par une main invisible. Enfin, après un dernier spasme convulsif, tout redevient normal. Joseph est libéré à son tour.
Les deux ex-possédés sont décédés jeunes : Thiébaut meurt le 3 avril 1871, à l’âge de 16 ans ;
son frère Joseph s’est marié et s’est établi à Zillisheim où il décède le 13 janvier 1884, à l’âge de 27 ans. Le père Brey meurt en odeur de sainteté en 1895, à 68 ans.
En 1872, avec l’argent provenant de la vente d’un petit ouvrage qu’il a écrit, l’abbé Brey a fait ériger une statue en fonte de la Vierge afin de célébrer la libération des deux frères. Installée sur un piédestal de deux mètres de haut, son socle porte une inscription suivante : « En souvenir perpétuel de la délivrance des deux possédés Thiébaut et Joseph Bürner, obtenue par l’intercession de la Sainte Vierge Marie Immaculée, en l’an du seigneur 1869 ».