Pierre de Keriolet : avec Marie, nul ne se perd
En 1636, une affaire de sorcellerie secoue la ville de Loudun, attirant les curieux. Parmi eux, un magistrat breton, Pierre de Keriolet, au passé sulfureux, qui ne croit en rien – sa vie et ses mœurs le prouvent –, est venu s’amuser de la crédulité publique et des comédies ecclésiastiques. Mais, alors que personne ne le connaît à Loudun, l’une des possédées, ou plutôt le démon qui parle à travers elle, l’interpelle et dévoile publiquement son passé, jusque dans des détails inconnus de tous, sauf de l’intéressé lui-même, et lui révélant que, s’il a échappé dix fois aux pires périls et à l’enfer, il le doit à la Vierge Marie. En relisant sa scandaleuse existence à cette lumière, Keriolet se convertit d’un coup. Jusqu’à sa mort en 1660, en odeur de sainteté, le « diabolique » seigneur de Keriolet mène une vie de prières, de charité et de mortification.
La Vierge noire (XIXe siècle) de la basilique Notre-Dame-de-Liesse à Liesse-Notre-Dame. / © CC0, Vassil.
Les raisons d'y croire :
- Pierre de Keriolet se révèle, dès son enfance, infernal au sens littéral du terme tant il semble, par sa violence, sa méchanceté et sa cruauté, sous influence démoniaque. Il s’enfuit de chez lui après avoir été surpris par son père en train de dérober les économies familiales ; c’est le début d’une interminable dérive.
- Keriolet, persuadé de l’inexistence de Dieu, rejette toute contrainte morale, faisant tout le mal qu’il peut et scandalisant un maximum de gens. Il part pour l’Empire ottoman se convertir à l’islam, afin de bénéficier des avantages accordés aux chrétiens renégats et s’offrir un harem.
- Alors qu’il traverse une forêt en Allemagne, accompagné de deux camarades de rencontre, il est attaqué par des bandits. Ses amis sont tués et Keriolet, malgré son athéisme, implore Notre Dame de Liesse, dont le sanctuaire est alors le premier de France, d’avoir pitié de lui. Au lieu de l’abattre, les brigands dépouillent leurs victimes et s’en vont, comme s’ils ne l’avaient pas vu.
- Bien qu’il ait été exaucé et miraculeusement préservé, Keriolet oublie le vœu qu’il vient de faire à la Vierge Marie et reprend la route, toujours à son projet de devenir musulman. Mais les obstacles se multiplient et il ne parviendra jamais à trouver un passage vers la Turquie. Dans un premier temps, il ne s’interroge pas sur l’origine de tant de difficultés.
- Pour empêcher ses beaux-frères de le lui disputer l’héritage de son père, Keriolet revient en France en 1635. Profitant d’une législation avantageant les réformés, il se convertit au protestantisme, qu’il abjure aussitôt en échange d’avantages supérieurs. Cela démontre que son athéisme et son mépris de la religion s’accroissent.
- Il se lance alors dans une surenchère de provocations contre Dieu : il se met par exemple en tête de séduire une religieuse et l’enlever du couvent.
- À la suite des apparitions de sainte Anne, près d’Auray, en 1625, le pèlerinage qui lui est dédié prend de l’ampleur. Keriolet tourne en ridicule ces apparitions, comme toute manifestation du culte, provoquant des scandales pendant les messes auxquelles il assiste pour se moquer et faire des communions sacrilèges.
- Un jour de l’été 1635, au cours un terrible orage, dérangé par le tonnerre, Keriolet, devant ses domestiques affolés, tire au pistolet contre le ciel, blasphémant et mettant Dieu au défi de le punir. Ce soir-là, la foudre s’abat sur son château et met le feu à son lit ; il en réchappe. Le lendemain, la foudre retombe sur lui, tuant son cheval. Il ne s’étonne pas de ce double événement, dont la probabilité est fort mince.
- Une nuit, Keriolet fait un rêve terrifiant, d’une durée anormale – plus de six heures – et qui paraît réel : il a la vision détaillée de l’enfer et la certitude d’y finir. Pris d’angoisse, il s’amende brièvement et se retire à la chartreuse d’Auray, mais la quitte vite, plus enragé que jamais contre la foi catholique. Conformément à ses habitudes, il se refuse à interpréter les événements de sa vie selon une logique providentielle.
- À la lumière de l’enseignement de l’Église, il est probable que Keriolet soit, depuis longtemps, sinon possédé, du moins sous une influence démoniaque aggravée par ses fautes continuelles et de plus en plus lourdes – engrenage duquel il ne peut s’arracher seul.
Pendant un exorcisme en l’église Sainte-Croix de Loudun, le démon, parlant par la bouche de la possédée, l’apostrophe publiquement et lui déclare qu’il a été protégé toutes ces années, lui révélant par qui et pourquoi. En conclusion de chaque récit, il précise qu’il se tenait là pour le conduire en enfer, hurlant : « Sans elle et ton ange, je t’aurais emporté ! » « Elle », c’est la Sainte Vierge, dont les démons ne peuvent prononcer le nom.
- Ce qui le convainc, c’est la révélation, point par point, des divers événements à l’occasion desquels il a miraculeusement, sans le comprendre, échappé à une mort certaine et à l’enfer ; et, plus encore, la révélation de l’origine de cette protection miraculeuse imméritée.
- On ne peut suspecter de comédie d’exorcisme ni de prétendues révélations démoniaques orchestrées en se renseignant sur les personnes présentes. C’est impossible, car Keriolet était un parfait inconnu à Loudun. Il ne se confesse qu’après sa confrontation avec le démon, sous le choc d’entendre révéler des faits si honteux qu’il n’en avait parlé à personne. Il était impossible de prédire la conversion subite, inespérée et totale de Keriolet, qui l’a propulsé vers la sainteté.
- Bien que le diable vienne d’étaler publiquement la liste de ses turpitudes, Keriolet ne nie rien et, tombant à genoux, reconnaît devant tous l’ensemble de ses fautes. Il fait ensuite une confession générale. Cette réaction indique que le dialogue entre Keriolet et l’esprit mauvais parlant par la bouche de la possédée est bien authentique.
- Alors que son premier repentir n’avait duré que quelques semaines, sa conversion est cette fois définitive. Rentré en Bretagne, il s’adonne jusqu’à sa mort à une vie de pénitence absolue, et s’efforce de racheter ses fautes. Il donne son château à l’Église pour en faire un hospice. Son évêque, oubliant son passé et convaincu de son repentir, l’ordonne prêtre le 28 mars 1637.
- Son directeur de conscience – le père Dominique, de la chartreuse d’Auray –, le sulpicien M. du Ferrier et le père Collet, qui recueilleront le récit de sa vie et ses confidences, publieront sa biographie. Tous sont des témoins insoupçonnables dont on ne peut mettre en doute la parole ni l’honnêteté.
Synthèse :
Né à Auray le 14 juillet 1602 dans une riche famille noble, Pierre de Keriolet semble, dès l’enfance, sous emprise démoniaque. Il aime faire le mal. Ses études chez les jésuites de Rennes ne le corrigent pas, au contraire. Toujours à court d’argent, il vole son entourage.
À vingt ans, il tente de rejoindre l’Empire ottoman pour devenir musulman. Il n’y parviendra jamais, tant les obstacles se dressent sur sa route. Il est victime de brigands alors qu’il traverse l’Allemagne : seul survivant de l’attaque, il implore Notre Dame de Liesse de le sauver. Exaucé, il ne respecte pas le vœu qu’il lui a fait et, pendant plus de quinze ans, il mène une existence de vols, d’escroqueries, de mensonges, d’adultères, de sacrilèges, de débauches, de duels et de forfaits, au cours de laquelle il a peut-être signé un pacte avec le diable. En 1635, il rentre en France recueillir l’héritage de son père. Avec cet argent, Keriolet achète une charge de conseiller au Parlement de Bretagne – poste prestigieux –, mais il en fait mauvais usage. Loin de se ranger, il se sert de son pouvoir de magistrat pour envenimer les différends, qu’il est censé régler, et entretenir les haines entre justiciables. Il éprouve donc une véritable satisfaction à faire le mal.
À plusieurs reprises, il échappe à la mort, comme si une protection invisible et toute puissante s’étendait sur lui. Au lieu de s’interroger, il se félicite de sa chance exceptionnelle.
C’est dans l’espoir d’être remarqué du jeune duc d’Orléans, frère de Louis XIII, que Pierre de Keriolet accompagne ce dernier à Loudun, en 1636, avec d’autres parlementaires. Une affaire de sorcellerie secoue alors la ville. Même si le coupable présumé, l’abbé Grandier, a été exécuté, les cas de possession (ou supposés tels) parmi la communauté des Ursulines, dont on l’accusait d’être responsable, n’ont pas disparu avec lui. Les exorcismes se poursuivent dans l’église Sainte-Croix, attirant les curieux. Pierre de Keriolet figure parmi eux. La plupart des historiens pensent aujourd’hui que la « possession » des Ursulines de cette ville relevait essentiellement des troubles psychiatriques de la prieure du couvent, mère Jeanne des Anges, entrée en religion à cause de ses infirmités et qui, frustrée, aurait trouvé un moyen de se rendre intéressante en accusant un prêtre dont la très mauvaise réputation l’avait fascinée. Ses accusations tombaient à point pour se débarrasser de l’abbé Grandier, opposant du cardinal de Richelieu. Cela dit, et même s’il n’y avait aucune sorcellerie dans l’histoire – comme souvent en pareil cas –, il est probable que, d’abord simulatrices, conscientes ou non, certaines religieuses se soient retrouvées pour de bon sous emprise démoniaque.
Pendant un exorcisme en l’église Sainte-Croix de Loudun, le démon, parlant par la bouche de la possédée, apostrophe Pierre de Keriolet en public. Il lui révèle qui l’a protégé et lui expose les raisons, évoquant les miracles de protection dont il a bénéficié. En conclusion de chaque récit, il précise qu’il se tenait là pour le conduire en enfer, hurlant : « Sans elle et ton ange, je t’aurais emporté ! » « Elle », c’est la Sainte Vierge, dont les démons ne peuvent prononcer le nom.
Le lendemain, le diable s’écrie en revoyant Keriolet : « Tiens, revoilà le monsieur d’hier ! S’il continue comme cela, il montera aussi haut dans le Ciel qu’il aurait été bas avec nous en enfer. Ah ! si tu savais ! […] Elle a mis les bras dans la fange jusqu’aux coudes pour le retirer de ses ordures, et cela sous prétexte qu’il gardait un peu de dévotion pour elle !!! Et dire que nous, nous sommes damnés pour un seul péché !!! »
En fait, Keriolet est sauvé pour avoir, toute sa vie et quelles que soient ses fautes, même énormes, respecté la promesse faite jadis à sa mère : dire chaque jour, quoi qu’il arrive, un Ave Maria en l’honneur de Notre Dame. Alors qu’il était réputé pour son avarice, il a toujours fait généreusement l’aumône, même s’il affirmait que ce n’était pas pour l’amour de Dieu. Or, « l’aumône couvre la multitude des péchés », selon le mot de saint Grégoire le Grand.
Certes, les attaques démoniaques se poursuivront toute la vie de l’abbé de Keriolet, car l’enfer déteste lâcher sa proie, mais ce sera en vain. L’on n’arrache pas à Notre Dame ce qu’elle tient.
Spécialiste de l’histoire de l’Église, postulateur d’une cause de béatification, journaliste pour de nombreux médias catholiques, Anne Bernet est l’auteur de plus d’une quarantaine d’ouvrages pour la plupart consacrés à la sainteté.