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TOUTES LES RAISONS DE CROIRE
Des juifs découvrent le Messie
n°483

Paris

1828

Destiné à être rabbin, François Jacob Libermann devient prêtre

Jacob Libermann (1802 – 1852), fils du rabbin de Saverne, est passé par les mêmes doutes et interrogations qui ont taraudé ses frères, avant de se convertir au catholicisme. Une éducation rabbinique stricte et volontairement fermée sur l’extérieur, au moment où les communautés juives s’émancipent (à partir de 1808), le conduit, une fois quitté le cercle familial, à une pensée déiste libre de toute contrainte. Mais, à la suite d’une prière sincère, qui culmine lors d’une supplication instante dans sa mansarde du collège Stanislas, à Paris, le 13 novembre 1826, le Christ se manifeste à lui. Jacob, devenu François après son baptême, sera prêtre, fondateur de la congrégation du Saint-Cœur de Marie, puis supérieur des Spiritains.

Vitrail de l'église Sainte-Marie-Madeleine et Saint-André, Dormagen. / © CC BY 3.0, GFreihalter.
Vitrail de l'église Sainte-Marie-Madeleine et Saint-André, Dormagen. / © CC BY 3.0, GFreihalter.

Les raisons d'y croire :

  • Ce n’est pas pour un mobile intéressé que Jacob Libermann se convertit au catholicisme : il abandonne au contraire une carrière de rabbin à laquelle son père le destinait et pour laquelle il avait les compétences requises. Or, depuis l’institution en 1808 du consistoire israélite de France, cet emploi prestigieux est rémunéré. Bien au contraire, la détermination du jeune homme lui vaut la malédiction de son père, que ce dernier lui signifie par courrier. Jacob se retrouve sans ressources et sans avenir, au sens courant du mot.
  • Jacob Libermann estime que la religion catholique est l’aboutissement de la religion des Hébreux révélée par Dieu à Abraham, à Moïse et à tous les prophètes de l’Ancienne Alliance. Il n’y a donc pas opposition pour lui entre ces deux religions – ce qui impliquerait dans le cas contraire que l’une serait vraie et l’autre fausse. La religion catholique est dans la continuité de celle de Moïse : la religion des Hébreux préparait celle de Jésus-Christ. Le chevalier Drach note dans sa Première lettre d’un rabbin converti aux Israélites ses frères sur les motifs de sa conversion : « En un mot... toutes les cérémonies de l’une se retrouvent dans l’autre, avec la différence que l’Église possède la réalité de ce dont la Synagogue n’offre que les figures. » C’est aussi ce que dit le Sauveur : « Je suis venu pour accomplir la Loi et non pour la détruire » (Mt 5,17), et Jacob finira par en être convaincu.

  • Ce n’est pas vers le catholicisme que Jacob Libermann et d’autres coreligionnaires se tournent d’abord en quittant le judaïsme, mais vers une sorte de rationalisme ou de déisme. Le futur François Libermann écrit en 1826, alors qu’il a abandonné le Talmud : « Dieu nous a donné la faculté de penser non pour la laisser reposer, mais pour que nous en fassions usage […]. D’après ces considérations, j’ai formé ma religion sur ma propre raison, et je ne crois pas commettre un crime, quand même je me tromperais dans quelques-unes de mes maximes, pourvu que je ne cause point de mal à mon prochain » (Lettre de François à Samson, dans Notes et Documents, p. 52). Il ajoute : « Je tombais dans une sorte d’indifférence religieuse qui, en quelques mois, fit place à une absence complète de foi » (ibid., p. 62). Il aurait pu en rester là, mais il est devenu chrétien. Son entrée dans l’Église n’est pas la seule conséquence d’une évolution intellectuelle, c’est la rencontre avec une Personne vivante bien que non visible, qui seule en rend raison. Cette Personne s’est manifestée à lui selon un mode qui dépasse celui de la nature ordinaire des choses et des êtres.

  • Alors qu’il est indécis quant à la divinité de Jésus et à la vérité de la foi chrétienne, c’est le Christ lui-même, en se manifestant à lui, qui va lui apporter la réponse. Le soir du 13 novembre 1826, particulièrement tourmenté, Jacob se jette à genoux et prie le Dieu de ses pères de l’éclairer sur la vraie religion : « Je le priai, si la croyance des chrétiens était vraie, de me le faire connaître, et si elle était fausse de m’en éloigner tout aussitôt. Le Seigneur, qui est près de ceux qui l’invoquent du fond de leur cœur, exauça ma prière. Tout aussitôt je fus éclairé, je vis la vérité, la foi pénétra mon esprit et mon cœur » (ibid., p. 65-66). Les études qu’il mène les jours suivants confirment et approfondissent par des arguments intellectuels le mouvement de conversion qui s’était déjà opéré dans la prière.

  • Le jour de son baptême, François Libermann est profondément changé de l’intérieur. « Quand l’eau sainte coula sur mon front, il me semblait que j’étais dans un autre monde ; j’étais comme au milieu d’un immense globe de feu, je ne vivais plus de la vie naturelle ; je ne voyais plus rien, je n’entendais plus rien de ce qui se passait autour de moi ; il se passait en moi des choses impossibles à décrire ; cela dura pendant une partie de la cérémonie » (ibid., p. 104). Cette sorte d’extase produit des effets moraux que le nouveau baptisé dépeint : « Toutes mes incertitudes et mes craintes tombèrent subitement. Je me sentais un courage et une force invincible pour pratiquer la loi chrétienne ; j’éprouvais une douce affection pour tout ce qui tenait à ma nouvelle croyance » (ibid., p. 105). Or, Jacob était au contraire en proie au scepticisme et à une mélancolie profonde avant le 13 novembre, qui disparurent alors mais ne s’effacèrent complètement et définitivement que le jour de son baptême, la veille de Noël 1826. Un changement si profond et durable ne peut être le fruit que d’une cause extérieureau sujet, assez puissante pour pouvoir agir au plus profond de lui : la grâce divine.

Synthèse :

Jacob Libermann est le cinquième des sept enfants d’Éliézer, fils de Samson, fils de David, qui a été élu en 1802 rabbin de Saverne, en Alsace. Suite au décret impérial de 1808, qui impose aux israélites d’adopter un nom de famille définitif, Éliézer choisit à contrecœur le prénom Lazard et Libermann pour patronyme, vieux nom polonais porté depuis plusieurs générations par la famille. Son épouse prend le nom de Léa Haller. Leurs enfants Samson, David, Hénoch et Esther gardent leur prénom, Falik devint Félix, Jekel devint Jacob et Samuel Sannel (Nathanaël). Titularisé comme rabbin de Saverne en 1809, Lazard Libermann laissera à ses contemporains le souvenir d’un homme inflexible en matière religieuse et, pour se défendre et défendre sa famille contre – selon lui – l’impiété des non-juifs, fermé à la culture environnante. Il est en cela fidèle à l’enseignement de son maître de Lublin, le grand rabbin Azriel Hurwitz, surnommé « Tête de fer » en raison de l’intransigeance de ses principes. L’enseignement défendu dans la yeshiva de Lubin, donné exclusivement à l’oral et en yiddish, ne porte que sur le Talmud et la Cabbale. Pour ne pas « profaner » des intelligences destinées à l’étude de la Thora, aucune étude profane n’est autorisée : mathématiques, histoire, géographie, sciences naturelles, de même que l’étude des langues chrétiennes (polonais, russe, allemand, français...) ne peuvent en aucune manière constituer des matières de connaissance (cf. Notes et Documents, p. 35-36).

Jacob, né l’année de l’élection de son père au rabbinat, et orphelin de sa mère à onze ans, souffre de la dureté que son père a héritée de sa propre formation, et les deux professeurs de l’école israélite auxquels Lazare le confie sont taillés dans la même veine : « [Brucken], rapporte le futur François, me reçut avec une hauteur et une morgue qui me blessèrent profondément et me firent, dès les premiers jours, renoncer à le voir... [Le second, Worms] me porta d’abord de l’intérêt, mais cela ne dura pas. Je voulais m’instruire et, pour cela, je me mis à étudier le français et même le latin. Il n’en fallait pas tant pour me faire perdre les bonnes grâces de mon protecteur. Les anciens rabbins avaient, par esprit de fanatisme, une telle horreur pour toute langue différente de l’hébraïque et en craignaient tellement l’influence que mon père, en particulier, ne savait écrire ni en allemand ni en français. Mon nouveau maître était de la même école : aussi, grande fut sa colère quand il s’aperçut que je ne marchais pas dans la même voie. Cependant, il ne m’en fit pas d’abord des reproches ouverts (sans doute pour ne pas être accusé de mépriser les décisions du Consistoire !) Mais il se montra à mon égard plein de dureté et de prévention ; il me rudoyait sans cesse, et n’avait jamais à m’adresser que des paroles assaisonnées de mauvaise humeur » (ibid., p. 61-62). François – car il rapporte ces faits en 1850 au cardinal Pitra, qui l’interroge sur les circonstances et les motifs de sa conversion – nous renseigne ainsi précisément sur un joug pénible auquel lui comme ses frères doivent se soumettre, et qui les amène tous alors à une profonde aversion pour leTalmud.

Jacob a dix-huit ans quand il achève l’école préparatoire sous la férule de son père. Ce dernier l’envoie alors à Metz, afin de commencer les Hautes Études talmudiques. Lazard entend ainsi le préparer à lui succéder au rabbinat de Saverne : l’habileté du garçon au cours des disputes talmudiques, qui consistent à mettre en lumière les difficultés et à les résoudre, ne lui a pas échappé, et il place sur lui de grands espoirs (cf. ibid., p. 36 et 51). Il est nécessaire de préciser qu’à côté de l’enseignement talmudique traditionnel a éclos à cette époque une nouvelle façon de voir, qui s’accommode des prescriptions demandées par Napoléon et se veut libérale, c’est-à-dire ouverte au monde moderne. François l’embrasse, à l’exemple de son frère aîné Samson. Il lui écrit en effet en janvier 1826 qu’il traduit César et Virgile, et étudie le grec ancien (cf. ibid., p. 36).

À l’automne 1826, comme son père le rappelle de Metz, Jacob rend visite à son frère, qui est alors médecin et mairede la ville d’Illkirch. Les journées sont consacrées à des échanges nourris sur la religion. Jacob rejette notamment les miracles rapportés dans le Pentateuque. « Inventions de la crédulité de nos pères ! », argue-t-il. « Et pourquoi n’en voit-on plus aujourd’hui ? », ajoute-t-il. « C’est qu’ils ne sont plus nécessaires depuis l’avènement de Jésus-Christ, répond son frère aîné, les miracles avaient pour but de préparer les cœurs à la venue du Messie » (ibid., p. 62). Toutefois, François-Xavier, baptisé pour sa part depuis deux ans, ne s’arrête pas au masque impassible que présente son cadet. Il est persuadé que « la grâce avait déjà effleuré son cœur, et c’est dans un de ces entretiens, écrit-il, que ma femme lui dit qu’il serait un jour prêtre » (ibid., p. 55).

Conscients tous deux de la nécessité pour Jacob d’être instruit dans la religion chrétienne, François-Xavier remet à son cadet une lettre de recommandation destinée au chevalier Drach, un de ses propres amis d’enfance, très versé dans les langues bibliques et qui, d’abord rabbin, s’est converti et a été baptisé en 1823. Jacob a déjà correspondu par lettres avec lui. Il part pour Paris, où ce dernier est professeur d’hébreu au séminaire du collège Stanislas. Il y apprend d’abord le français, car il ne parlait alors que le yiddish. Cet homme, par sa science vaste et éclairée autant que par sa loyauté, acquerra une influence prépondérante sur Jacob. Au collège, où Paul Drach a obtenu une petite chambre pour Jacob, on confie au jeune homme l’Histoire de la religion ainsi que l’Histoire de la doctrine chrétienne, de Charles Lhomond. Nous sommes le 13 novembre 1826.L’absence de sa famille, la distance qui le sépare de sa terre et la tristesse de la mansarde le plongent dans une profonde mélancolie, qui lui est très pénible. La vue des deux livres avive en son intelligence la nécessité où il se trouve de prendre un parti. Il se jette alors à genoux et prie le Dieu de ses pères de l’éclairer sur la vraie religion : « Je le priai, si la croyance des chrétiens était vraie, de me le faire connaître, et si elle était fausse de m’en éloigner tout aussitôt. Le Seigneur, qui est près de ceux qui l’invoquent du fond de leur cœur, exauça ma prière. Tout aussitôt je fus éclairé, je vis la vérité, la foi pénétra mon esprit et mon cœur » (ibid., p. 65-66). La lecture de Lhomond les jours suivants confirme et approfondit par des arguments intellectuels le mouvement de conversion opéré et ratifié déjà par la volonté.

Baptisé le 24 décembre 1826, il choisit les prénoms de François, Marie, Paul, prénoms de ses parrains. En 1827, il est admis au séminaire Saint-Sulpice.

Docteur en philosophie, Vincent-Marie Thomas est prêtre.


Au-delà des raisons d'y croire :

Concernant la divinité du Messie, Jacob y réfléchit notamment après la lecture d’un passage de l’Émile, de Rousseau, « la profession du vicaire savoyard » : « Qui croirait que cet ouvrage, si propre à ébranler la foi d’un croyant, fut un des moyens dont Dieu se servit pour m’amener à la vraie religion ? » (ibid., p. 63).


Aller plus loin :

Jean Gay, Libermann, juif selon l’Évangile (1802 – 1852), Paris, Beauchesne, 1977, 317 p.


En savoir plus :

  • Notes et documents relatifs à la vie et à l’œuvre du vénérable Libermann, t. 1 (sur 13) couvrant les années 1802-1826, Paris, 1927. Rien ne vaut tant que la lecture des documents originaux, qui ont d’ailleurs servi de sources principales aux biographies ultérieures. Disponible en ligne.
  • Gérald Connerotte, Douceur et docilité au souffle de Dieu : spiritualité de François Libermann (1802 – 1852), Éditions du Parvis, 2009.
  • Paul Coulon et Paule Brasseur (dir.), Libermann (1802 – 1852). Une pensée et une mystique, Paris, Cerf, 1988.
  • David Paul Louis Bernard Drach :
    • Lettre d’un rabbin converti aux israélites ses frères, Paris, Beaucé-Rusant/Belin-Mandar, 1825. Disponible en ligne.
    • Deuxième lettre d’un rabbin converti, aux Israélites ses frères, sur les motifs de sa conversion. Les prophéties expliquées par les traditions de la Synagogue, Paris, 1827. Disponible en ligne.
    • Troisième lettre d’un rabbin converti, aux Israélites ses frères, sur les motifs de sa conversion. Prophétie d’Isaïe VII, 14 expliquée par les traditions de la Synagogue,Rome/Paris, 1833. Disponible en ligne.
    • De l’harmonie entre l’Église et la Synagogue, ou perpétuité et catholicité de la religion chrétienne, Paris, Paul Mellier, 1844, 2 volumes.
  • Philippe-Efraïm Landau :
    • « Se convertir à Paris au XIXe siècle », dans Archives juives. Revue d’histoire des Juifs de France, Paris, Les Belles Lettres, no 35/1, 2002, p. 27-43. Disponible en ligne.
    • « Les conversions dans l’élite juive strasbourgeoise sous la Restauration », ibid., n. 40/1, 2007, p. 131 à 139. Disponible en ligne.
    • « Les Libermann de Saverne », dans l’Almanach du KKL, Strasbourg, 2003, no 5763. Disponible en ligne.
  • Jean Letourneur, « Le Rabbin Lazard Libermann », dans le Bulletin trimestriel de la Société d’histoire et d’archéologie de Saverne et des environs, cahier 49-50, 1965, p. 9-15. Disponible en ligne.
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